Entrée du Centre Pénitentiaire de Rennes Vezin à l’aube, un matin d’hiver
En 2016 je quitte mon entreprise et mon métier d’ingénieur, j’entre dans une période de transition qui change en profondeur le cours de ma vie. J’ai du temps à ma disposition, ce luxe de notre époque. J’écris deux articles à propos de cette phase, ici et là, et en parallèle de ma reconversion vers le Yoga, je deviens visiteur de prison au Centre Pénitentiaire pour hommes de Rennes Vezin.
Devenir visiteur de prison consiste à venir rencontrer chaque semaine un ou deux détenus qui le souhaiteraient. Le visiteur a pour intention, par ses visites, de rompre la solitude des personnes détenues, leur offrir un lieu de parole libre et neutre, une écoute et un soutien. Le visiteur n’est pas mis au courant de la raison qui a conduit la personne en prison, son intention est d’apporter une aide grâce à une relation de confiance avec la personne qui lui est attribuée par le SPIP (Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation). Chacune des parties est libre de mettre fin à la relation à tout moment.
Texte ANVP
L’Association Nationale des Visiteurs de Prison ANVP encadre et facilite les missions des visiteurs en France. N’étant jamais auparavant entré dans une prison, je ressens le besoin de me faire accompagner, et j’en deviens membre – ce n’est pas une obligation pour devenir visiteur. L’ANVP m’aide à d’abord obtenir l’agrément de l’administration pénitentiaire, puis j’ai l’occasion de participer chaque mois à des groupes de parole réunissant une dizaine de personnes, visiteurs comme moi. Lors de ces réunions animées par un psychologue, chacun partage son vécu des visites aux détenus et contribue à enrichir l’expérience collective.
L’ANVP organise périodiquement des conférences sur le thème de la détention avec la participation d’intervenants pointus (criminologue, juge d’application des peines, aumonier musulman, …) et cela participe à mon appréhension de cet univers. Je prends en particulier conscience de l’ampleur des liens entre prison et misère sociale, à tous les niveaux (grande pauvreté, niveau d’études, addictions, santé, maltraitances durant l’enfance,…)
En France le monde carcéral est largement caché, il s’agit littéralement d’une zone d’ombre(s) de notre société. Ce qui m’y conduit, c’est une envie de me mettre concrètement au service de l’autre, associée à une certaine curiosité à l’égard de cet espace qu’on ne montre pas. Au fil des visites, je réalise petit à petit le sens et la valeur de cette mission qui peut paraître étrange, voire incongrue. Passer chaque semaine une heure avec un ou deux détenus, sans autre intention que de discuter, c’est pourtant leur permettre de rompre avec l’isolement et de maintenir un lien avec l’extérieur – 40% d’entre eux n’ont aucun parloir. C’est une forme de soutien fort pour beaucoup.
Visiter des prisonniers fait aussi sens pour la société, car tout détenu a pour vocation de sortir un jour de prison, à se réinsérer. Il paraît alors essentiel, collectivement, de ne pas nous retrouver avec un individu autant en décalage qu’à son incarcération, voire davantage. Et pourtant c’est ce qui apparaît comme une lacune de beaucoup de systèmes pénaux, en particulier en France qui connaît un des taux de récidive les plus élevés d’Europe.
Pendant ces moments d’échanges j’ai le sentiment d’être à ma place, utile, malgré les inévitables difficultés et les limites de l’exercice. La visite d’un détenu c’est un temps d’écoute active, cela revient à tendre un miroir pour l’aider à mieux se voir. En lui donnant la parole et mon entière attention, j’offre la possibilité de se raconter, d’éventuellement se confier, de s’aider lui-même. A chaque nouveau groupe de parole, les témoignages d’autres visiteurs me font un peu plus réaliser les liens étroits entre cette pratique d’écoute de l’autre et le Yoga, notamment le réconfort procuré et les transformations pouvant être engendrées. C’est je crois à ce moment-là, porté par les mêmes intentions, que j’ai envie d’aller plus loin sur mon chemin et proposer du Yoga en détention.
Je prends contact avec l’association Yoga En Prison, je deviens adhérent et me renseigne sur les possibilités d’agir. Avec l’aide de sa présidente Marion qui anime régulièrement des pratiques de Yoga au quartier des nouveaux arrivants, nous convainquons le directeur du SPIP de tenter l’expérience du Yoga en détention au Centre Pénitentiaire de Rennes Vezin.
En 2017 je commence à animer des séances de Yoga hebdomadaires. Les pratiques durent à peu près une heure et demie et se déroulent dans la salle de culte. Elles regroupent une dizaine de détenus qui viennent des deux Maisons d’Arrêt et du Centre de Détention – 800 détenus au total sont incarcérés au CP de Rennes, pour 690 places. La salle de culte est froide mais plutôt spacieuse, haute de plafond, bien connue des détenus, et a l’avantage d’être située dans le pôle scolaire, vers/en dehors duquel les déplacements sont facilités – je découvre vite les difficultés qu’ont les prisonniers pour se rendre dans différents bâtiments.
Pour s’inscrire au Yoga les détenus doivent écrire un courrier au SPIP, et s’engager à venir chaque semaine ou sinon devoir laisser leur place. Je suis seul avec eux dans la salle de culte, on me confie un boîtier d’alarme (je n’ai jamais eu à m’en servir), il y a des caméras de surveillance, et une fenêtre depuis laquelle le surveillant peut nous observer, depuis l’étage. Malgré cet environnement particulier, je me sens d’entrée de jeu plutôt à l’aise car je suis devenu familier de l’établissement, et côté Yoga j’enchaine les formations et j’anime des pratiques collectives à l’extérieur depuis plusieurs mois. Qui plus est, la proximité des enseignants du pôle scolaire amène un climat de détente relative qui contraste avec le reste de la prison.
L’adhésion des détenus à la pratique posturale du Yoga est immédiate. Les préjugés disparaissent vite et en particulier le classique “le Yoga, c’est un truc mou pour les nanas” car je fais travailler les corps en profondeur. Délibérément, en réaction à la sédentarité généralisée en détention, je propose des pratiques dynamiques qui alternent des mouvements amples, synchronisés avec la respiration, et des postures statiques tenues longtemps. J’utilise à fond les mécanismes de création temporaire d’inconfort, notamment en première partie de séance, avec l’enchaînement de postures debout dans lesquelles j’engage chacun à rester un “bon” moment. Apprendre à s’aider du souffle pour accepter le mieux possible les limites du corps quand elles apparaissent : en un mot expérimenter sur le tapis l’acceptation d’une certaine frustration, et en regardant l’orage passer, permettre une première distanciation. Les corps chauffent, s’étirent et s’organisent d’eux mêmes. Les respirations s’allongent. Le souffle trouve son amplitude. L’attention se focalise. Et quand ensuite la pratique ralentit et que les corps se posent au sol, libérés de certaines tensions, le travail postural change et devient plus subtil, la présence à soi est facilitée. Enfin, c’est l’immobilité finale, pendant laquelle le corps et le mental peuvent goûter un relâchement inédit en prison, le temps de quelques minutes.
A la fin d’une pratique, il y a pêle-mêle des visages et des regards détendus, des échanges tranquilles, des remerciements, des sourires, du silence. C’est la magie du Yoga qui opère, souvent un peu, parfois beaucoup. La prison est un haut lieu de souffrance, pour le corps comme pour le mental. Le Yoga permet l’expérimentation d’un moment pendant lequel tout disparaît sauf la conscience de l’instant. Pour un temps se défont tension musculaire, hypervigilance, rumination, culpabilité ou anxiété. Ces moments particuliers marquent chacun de leur empreinte. Leur répétition, pratique après pratique, permet de s’accorder progressivement à cet espace de calme naturellement présent en nous, et d’ouvrir des horizons de discernement, pour potentiellement se débarrasser de certains comportements inutiles, ou néfastes. Parfois, certains mots très forts sont prononcés à voix haute : liberté, évasion, paix.
Article sur le Yoga dans le journal écrit par les détenus – 2020
S’il y a une grande diversité des nationalités, des confessions, des caractères, la moyenne d’âge est plutôt jeune, et les tempéraments plutôt sportifs. La pratique posturale du Yoga est un excellent complément à la musculation qui est très couramment pratiquée en prison. Je l’évoque souvent comme une “musculation intelligente du corps et du mental” ou la possibilité de “lâcher l’ancienne carapace et entamer une mue”.
Grâce au bouche à oreille la liste d’attente ne désemplit pas, et en 2018 il est décidé de démarrer un deuxième créneau hebdomadaire, je suis super content! En accord avec le SPIP, je le destine à des personnes plus fragiles, tandis que sur le premier créneau je continue le même type de pratique, regroupant les détenus déjà familiers avec le Yoga et/ou avec un corps fonctionnel.
Dans ce second groupe je fais rapidement face à des situations qui me sont inédites : un homme amputé vient pratiquer en fauteuil roulant, un autre vient avec ses béquilles me dire qu’il a fait un infarctus il y a 2 jours et qu’il ne pourra pas pratiquer avant la semaine prochaine – il avait auparavant déjà fait plusieurs AVC en prison. Je vois des corps accidentés, polytraumatisés, non rééduqués, des corps longtemps négligés ou tenus au silence, des corps qui portent les stigmates d’usage de substances, d’indigence, d’années de vie dans la rue. J’accueille des hommes avec des troubles de l’addiction, de l’attention, des stress post traumatiques, des anxio-dépressifs, des auteurs (et des témoins) de tentative de suicide en prison,… Certains sont sédatés, et passent à l’infirmerie prendre leur traitement avant de venir pratiquer. Je n’ai aucun élément de la part de l’administration sur leur état, je fais en fonction de ce qu’ils me disent, ou ne me disent pas, de ce que je perçois d’eux.
Photo Robert Sturman, pratique de Yoga dans une prison californienne
Pour tous ceux-là, j’oriente la pratique posturale vers davantage de douceur, j’essaie d’amener les attentions vers des ressentis agréables, de la lenteur, de réconcilier – ce qui n’est pas toujours facile. Je fais de mon mieux, j’apprends à m’en satisfaire. Je suis surpris par les marques de fraternité et d’entraide courantes entre des détenus qui pour certains ne se connaissaient pas avant de faire du Yoga ensemble. Je me sens encouragé, parfois ému, par l’humanité qui se dégage souvent du groupe. Je me sens aussi largement impuissant devant certaines situations.
En 2019 le Centre Pénitentiaire de Rennes ouvre une Unité pour Détenus Violents (UDV), un dispositif expérimental au sein du Quartier d’Isolement (QI). L’UDV s’adresse à des détenus mis à l’écart du reste de la population carcérale suite à des violences intervenues en détention – vis à vis de codétenus et/ou de personnel pénitentiaire. Pour une période de 3 à 6 mois, ces prisonniers signent un contrat moral les engageant à travailler sur leur violence, leur impulsivité. Ils bénéficient en échange d’un accompagnement individuel et personnalisé, avec soutien scolaire et psychologique ainsi que l’accès à plusieurs activités (sport, art, médiation animale,…)
La directrice de la SPIP me propose d’animer des pratiques individuelles de Yoga à l’ouverture de l’UDV. J’accepte avec enthousiasme, toujours poussé par ma curiosité – le QI c’est le “mitard”, la prison de la prison, un recoin dans l’ombre – et surtout en 2019 je termine une formation de deux ans à l’Institut de Yogathérapie qui se concentre sur les prises en charge individualisées et l’adaptation des pratiques à diverses pathologies, psychiques et physiques. Je me sens en capacité d’apporter mon aide dans un tel dispositif, pourtant, la mise en musique ne s’avère pas évidente.
Déjà, il me faut un peu de temps pour m’habituer au QI et à son ambiance très particulière qui concentre en un lieu les aspects autoritaires et brutaux du monde carcéral. Les cellules font 9m², à l’UDV le détenu y reste seul 22h par jour – hors UDV c’est même souvent moins. Chaque entrée/sortie du détenu de sa cellule se fait accompagné de deux surveillants, avec fouille systématique. Au QI, les cris et les coups dans les portes sont omniprésents. De temps à autre, j’assiste à l’arrivée d’un prisonnier au Quartier Disciplinaire, par exemple suite à une intervention d’agents en bâtiment pour une agression. Le tableau est souvent sanglant, pas besoin de dessin. Les surveillants travaillent en horaires décalés, et chez beaucoup d’entre eux je perçois de la lassitude – occasionnellement de l’agressivité. La nervosité est palpable, des deux côtés des barreaux.
Cellule du QI de Rennes Vezin avant son ouverture en 2010
A l’UDV j’anime des pratiques individuelles de 1h/1h15, parfois plus, je vois deux détenus chaque semaine. Il y a en moyenne entre 4 et 6 détenus dans l’UDV, et même si l’idée est d’encourager la mise en action, les activités ne sont pas obligatoires. Quand c’est possible, je propose au détenu un entretien à son arrivée, suivi la semaine suivante d’une pratique d’essai, pour voir. La plupart du temps il y en a au moins deux ou trois qui accrochent au Yoga, ce sont souvent ceux qui adhèrent au dispositif global et qui sont régulièrement présents à toutes les activités. Il m’arrive de faire pratiquer certains prisonniers de l’UDV plus d’une vingtaine de fois, ce qui laisse le temps au travail de se faire à une certaine profondeur.
Le détenu et moi sommes seuls dans une pièce aveugle d’une vingtaine de m², équipée de caméras de surveillance. Aux beaux jours, cette salle est souvent très chaude et parfois nous pratiquons dans la “promenade” qui se résume à un espace de de la même surface, avec des grillages et des barbelés à la place du plafond.
Mon approche lors de ces séances est logiquement différente des pratiques collectives : nous partons de ce qui dérange le plus le détenu, “ici et maintenant”. Cela peut être le corps – le dos, souvent, ou une ancienne blessure – cela peut être la fatigue et les troubles du sommeil (insomnies, cauchemars) qui sont banals, plus rarement cela peut aussi être le sujet central de l’impulsivité, du non-contrôle de la colère et des passages à l’acte. C’est par essence très varié, avec certains détenus il peut y avoir beaucoup de parole, et parfois lors de ces temps d’écoute active je retrouve mon rôle de visiteur (il n’y a pas de parloir au QI) mais j’essaie de systématiquement revenir au corps, de m’en servir pour ancrer la pratique dans le présent.
Quand pour un prisonnier émerge le besoin de raconter son histoire, s’ouvre alors la porte à un travail sur sa part d’ombre, travail dans lequel mon intention se limite à contribuer à une prise de conscience plus complète de sa situation, un éclairage des recoins. Je ne donne pas de conseil, lors d’échanges de ce type les enseignements traditionnels du Yoga sont centraux et aident d’eux-mêmes à la prise de distance. Dans les grandes lignes, les fondamentaux philosophiques des différentes traditions du Yoga sont sensiblement les mêmes que ceux de toutes les sagesses humaines – à ceci près qu’ils s’incarnent également dans le corps, le souffle. Je suis de nature universaliste, je crois à une philosophie pérenne, mon avis pour faire bref est qu’il n’y a qu’une vérité en réponse aux questions existentielles de la nature humaine, abordée sous des angles différents par les religions et divers courants spirituels. A l’UDV, j’ai parfois de longs échanges autour de la religion, notamment l’Islam qui est central dans la vie de certains détenus et qui émettent des doutes à propos de sa compatibilité avec le Yoga. Sans jamais remettre en cause quoique ce soit, je m’appuie sur ce qui fait sens commun, en soulignant l’importance d’une pratique qui vise à se pacifier soi même.
Michel Vaujour
Car si d’un côté le Yoga consiste à mieux voir sa place dans le monde, fondamentalement sa pratique revient à expérimenter des exercices, des techniques pour aller dans le sens du calme à tous les étages : le corps, le souffle, le mental. La pratique de la présence calme à soi même nourrit le discernement. Mon intention reste de permettre au détenu de mieux vivre son temps à l’UDV et favoriser sa réflexion, si possible en l’aidant à se déconditionner de comportements néfastes. Une séance individuelle rend possible l’expérimentation de techniques plus subtiles – complexes à mettre en œuvre en groupe – notamment le travail du souffle, ou certaines expériences méditatives.
J’écoute, j’entends – sans forcément croire – la culpabilité, les regrets, les ruminations… le déni, aussi.
J’écoute, j’entends – parfois derrière les mots – les traumatismes, les souffrances, toujours.
Dans cette profondeur au sein de la prison qu’est le Quartier d’Isolement, se révèlent aussi certaines profondeurs de l’âme – la noirceur, la lumière. Des dispositions à l’appréciation de la beauté, des moments de joie inattendus. Certains détenus font un bilan lucide de leur situation, même si la paix avec le passé est souvent difficile, l’enjeu est de s’ouvrir au présent, et d’agir maintenant dans une direction plus favorable. S’engager sur le chemin de la vérité, de la paix et l’amour de soi-même demande une force de caractère qui oblige le respect, et motive le soutien.
Michel Vaujour témoigne dans son livre “Ma plus belle évasion” du point de bascule qu’a été sa découverte du Yoga lors d’un passage à l’isolement. C’est un ouvrage que j’ai fait acheter par le SPIP pour les bibliothèques de la prison et que je recommande aux détenus avec qui je pratique. Il souligne de manière très juste l’identification des murs mentaux érigés par nous tous, en particulier en détention, et dessine un chemin pour s’en affranchir.
Pour moi, ces 8 dernières années s’apparentent plutôt à un long virage sur l’aile, me confrontant à des situations de vie bien différentes de la mienne. Mes interventions en prison ont certainement joué un rôle important dans la transformation de ma perception du monde, et de moi-même. J’ai choisi un chemin d’action, j’ai beaucoup donné, j’ai beaucoup reçu.
Une grande sensibilité, et de très beaux témoignages recueillis par André Weill qui a enseigné 12 ans le Yoga en prison. J’ai lu ce livre en 2021 pendant le COVID, période pendant laquelle j’ai eu l’opportunité de continuer à intervenir chaque semaine au Centre Pénitentiaire, de maintenir un lien
Parmi les faits marquants – je ne pourrais tout citer – il y a d’abord des rencontres. Avec des détenus, certains incarcérés pour des longues peines, et avec qui j’ai pratiqué durant plusieurs années. Avec des surveillants et du personnel pénitentiaire, pour lesquels j’ai beaucoup de considération et d’empathie et dont la grande majorité font du mieux qu’ils peuvent avec les moyens qui sont les leurs. Avec des intervenants extérieurs : visiteurs, enseignants, animateurs, artistes, membres d’associations,…, qui partagent cette même envie d’encourager et soutenir les efforts vers l’insertion, et démontrent quotidiennement leur humanité malgré l’usure, l’abrasivité sinistre de la prison.
Des cas, aussi, bien sûr, comme ce jeune de 20 ans, qui arrive au Yoga à 10h alors que la nuit passée il est témoin du suicide de son codétenu, qui a du attendre plusieurs heures avant l’intervention des surveillants qui ont d’abord commencé par le mettre en cause du décès. Comme ce détenu psychotique pakistanais que je fais pratiquer à l’UDV sans connaissance de son dossier médical alors qu’il me fait part de ses délires hallucinatoires d’assassins du gouvernement au cœur de la prison. Comme cet homme de 25 ans que je vois à l’UDV, qui n’a connu que la prison depuis ses 17 ans, sorti en conditionnelle, et que je recroise par hasard dans le centre pénitentiaire 3 mois après, avec une cicatrice géante sur le ventre suite à un règlement de comptes et trois balles.
La prison c’est aussi l’arbitraire, à tous les niveaux, que ce soit pour le chauffage de la cellule ou des salles communes, la possession de certains effets personnels ou la cantine (les tapis de Yoga ne sont pas autorisés), la possibilité de se faire soigner, la réponse à une demande de parloir, ou de permission : tout est soumis à des processus sur lesquels le détenu n’a aucun contrôle ou visibilité, ou presque. Il paraît difficile de ne pas se laisser aller à la passivité, dans laquelle beaucoup se réfugient et tuent le temps sur la console de jeux, à se défoncer avec les moyens du bord. Les condamnés à des peines longues développent souvent une anxiété de la sortie, du retour à un monde qui leur est devenu totalement étranger (certains ne connaissent pas Internet ou la téléphonie mobile) et qui ne leur fera certainement pas de cadeau.
Intervenir en prison m’a beaucoup apporté, sur plusieurs plans. Notamment ma manière d’animer les pratiques, avec l’obligation de s’adapter à l’instant : les changements inopinés de composition des groupes, les variations du simple au double de la durée ou le décalage des horaires des séances, devoir composer avec de multiples et fréquents blocages des déplacements en détention, ou la bonne disposition des surveillants d’étage pour laisser les détenus sortir de cellule et venir pratiquer… D’abord un peu sur le retrait, dans l’observation, mon comportement s’est progressivement orienté vers la transmission directe de ce que j’estime être l’essentiel dans le moment – car l’expérience m’a montré que je ne sais jamais si je reverrai le détenu la semaine prochaine. Je n’hésite plus à proposer des postures perçues comme “spéciales” ou “bizarres” en détention – comme la charrue – je n’ai plus d’hésitation à toucher les corps pour ajuster une posture – je demande le consentement. Je me mets davantage “en danger” sur certaines propositions et me laisse la possibilité d’expérimenter, à me laisser aller moi aussi dans la pratique : Yoga nidra, kriyas, méditations silencieuses, mouvement libre, travail à deux… La plupart du temps ça fonctionne, et quand ça n’est pas le cas, souvent on en rit et on passe à autre chose.
Au fil du temps ma qualité de présence s’est modifiée, je sors plus facilement de tout schéma ou préconception pour adresser le présent des corps et des ressentis, des situations psychiques et/ou émotionnelles difficiles voire délicates. J’ai conforté ma position de “non soignant”, mais de celui qui transmet des moyens pour prendre soin de soi-même, quand il peut.
Et bien sûr, et c’est bien le plus grand cadeau que j’ai reçu, en prison, je vais également à ma propre rencontre. A travers mon rapport à l’autre, des parties enfouies de moi-même remontent à la surface. Je me reconnais dans cette altérité, j’ai l’occasion d’explorer ma part d’ombre, mon rapport à l’impulsivité, à la violence, à la culpabilité.
Écouter l’autre pour s’écouter soi-même. Entendre l’autre pour s’entendre soi-même. Accueillir l’autre pour s’accueillir soi-même. Aimer l’autre pour s’aimer soi-même.